1994/2002
Développement & contexte de l'époque
Cet itinéraire qui retrace la conception d’Evil Twin depuis le début du studio In Utero à sa réception critique n’est composé que de sources indirectes (interviews, reportages, témoignages sur des forums). Il tente également d’inscrire le développement du jeu dans le contexte de son époque. Toute correction ou information supplémentaire est donc bienvenue.
1994 : fondation
L'histoire d'In Utero débute à Paris en 1994. Co-fondé par un designer industriel et un designer graphique, tous deux issus de l'école Penninghen, la jeune société propose alors des prestations classiques du type logotype ou édition. Cependant l'équipe est portée par l'envie de se faire une place dans l'animation et l'imagerie de synthèse. C'est ainsi qu’elle commence à fournir des prestations graphiques pour des éditeurs de jeux. Infogrames, alors gros éditeur de jeux vidéo français, leur confie un premier contrat pour la production de FMV (cinématiques) sur Alone in the Dark 2 (PSX). Ils enchaîneront par la suite différents projets, toujours en sous-traitance comme Starshot sur Nintendo 64 ou V-Rally [1].
Ce qui deviendra l'univers d'Evil Twin est pour l'instant esquissé sur des feuilles durant leur temps libre. Un des éléments créatifs déclencheur est la sortie de The Nightmare Before Christmas (1993). Citons Libération [2] qui écrit très bien cette genèse en 2001 :
« L’histoire de Cyp a commencé en 1995, presque sur un coin de table. In Utero ne compte alors que six personnes, les cofondateurs. Yann Orhan, aujourd’hui directeur artistique de la section design, gribouille un petit personnage. C’est un gamin de 6 ans en Babygros. Il a déjà les cheveux hirsutes et le sourire coupable. Il aurait pu rejoindre la pile des brouillons de passage, mais il a ce petit quelque chose d'indéfinissable qui séduit. Pour ne pas qu'il s'ennuie tout seul, Yann Orhan lui dessine un compagnon une étrange autruche désarticulée. Stéphane Bachelet (actuellement directeur artistique de la section jeux) et David Legrand (directeur du studio jeux) se joignent à lui. Ils se mettent à construire un petit monde autour des deux personnages. Un monde basé sur les peurs enfantines. “C’est un univers qu’on a tous connu, explique Stéphane Bachelet. Tout le monde a imaginé les pires horreurs sur les monstres qui peuplaient le placard et se cachaient sous le lit. »
Le concept est d’abord présenté à Canal+ avec l'idée d'en faire une série animée. Mais la chaîne oriente alors l’équipe vers la création d'un jeu vidéo sans pour autant s’engager à travers sa filiale Multimedia. In Utero approche par la suite d’autres éditeurs comme SEGA et conclu presque avec eux [3]. Finalement c’est Ubi Soft, qui convaincu par une démo jouable à l'ECTS 98, signe l’édition du jeu. [4]
Première version très comics de Super Cyp'
Et dans le reste de l'hexagone ?
La fin des années 90 voit l'explosion de la production des jeux 3D. Les évolutions technologiques permettent désormais d'envisager de grands univers virtuels. Les éditeurs financent le développement de nombreuses productions française. La bulle dite « internet » de 2000 n'a pas encore éclaté et il est alors plus facile d'obtenir des investissements [5]. Parmi les titres français marquants, on peut citer Rayman 2 de Ubi Soft évidemment, carton mondial, mais aussi Gift de Cryo. Un des points commun de ces nombreuses productions, est une culture visuelle très ancré dans celle de la bande dessinée européenne. Gist est signé Régis Loisel qui publie à ce moment Peter Pan, In Utero travaille avec Stéphane Levallois sur Jekyll & Hyde. Citons également le studio lyonnais Étrange Libellule, également sous-traitant de jeux vidéo, qui travaille alors sur son propre jeu 3D : La Lune. Et enfin Quark de Quantic Dream, prévu sur Dreamcast. Quark et La Lune ne seront jamais publiés.
Après avoir édité avec succès Rayman 2 en 1999, Ubi Soft souhaite donc réitérer le coup avec Evil Twin en 2000 en attendant Rayman 3. L’entreprise décide alors de financer le jeu d'In Utero comme un titre dit aujourd’hui AAA, toute proportion gardée vu l'inflation des coûts de production. L’investissement d’Ubi permet de financer entre autres : une longue période de pré-production, un focus group de 3 mois [6], des doublages de qualité… Ce qui reste exceptionnel pour un jeu non développé en interne par l’un de ses studios français ou étranger.
Le jeu est présenté à la presse durant l'E3 2000. Il est alors prévu pour la fin de l'année sur Dreamcast et PC. Le nom de développement Cyprien est abandonné pour Evil Twin. La communication de l’éditeur et du studio mise sur l'univers atypique pour un jeu de plates-formes et une narration plus ambitieuse qui tranche avec les succès du genre : Banjo-Kazooie, Crash, Sonic, Croc... tout en assumant un certain classicisme dans les mécaniques du jeu de plate-forme. La réception est positive, notamment emportée par la direction artistique et la technique alors impressionnante deux ans et demi avant la sortie :
« As well as its depth of storyline, Evil Twin has already been drawing admiring glances from E3 goers and previewers alike for its visual richness. The graphics are as polished and slick as you'd expect from the French, rivaling everything yet seen on the Dreamcast to date » — IGN
Extrait des premières versions. WIP Evil Twin.
Un univers bien dans son époque
Bien que tranchant visuellement avec les codes ludiques des jeux du même genre, la direction artistique d'Evil Twin est pourtant bien issue de son époque. Si la presse cite énormément Tim Burton ou Alice comme référence ; il faut se replacer dans le contexte des années 90s. Burton est au sommet de son art, Jeunet et Caro rayonnent avec la Cité des Enfants perdus. Cette école visuelle tournant autour d'un mélange de forain surréaliste et un peu dégénéré mâtiné de steampunk est également présente en bande dessinée avec des titres comme la Nef des fous (de Turf), Mangecœur (Jean Baptiste Andreas) ou Regis Loisel (Peter Pan). Une école elle-même issue de références européennes comme Hermann Warm, Dickens ou Karel Zeman. Même la référence américaine assumée d'In Utero comme Little Nemo de Winsor McCay puise une partie de son inspiration dans la création européenne. Cette force graphique qui porte l’attention et l’attrait de la presse aura été permise par plus de dix mois de préproduction sur la gestation plastique du titre. Ce qui était alors une chance pour un studio. Pour Ubi Soft c’est peut-être l’occasion de toucher un nouveau public.[7]
Les fonds d'Ubisoft permettent également d'apporter un très bon casting de doublage avec les acteurs Paul Nivet, Patrice Melennec, Patrick Préjean, Denis Boileau… épaulés par les compositions entraînantes et entêtantes de Bertrand Eluerd.
Développement compliqué
Initialement prévu pour fin 2000, puis début 2001, pour être finalement livré entre fin 2001 (PC, PS2) et mars 2002 (Dreamcast), le développement du jeu semble avoir rencontré par mal de problèmes techniques. Le studio reconnaît à travers quelques interviews l'envergure et la complexité du projet comparé à leurs autres productions. Ils comptent sur leurs titres de plus petit calibre comme Jekyll & Hyde pour essuyer les plâtres. [8] À défaut de post-mortem on ne peut qu’émettre des hypothèses sur les difficultés rencontrées. D'après les témoignages de certains membres de l'équipe, en plus du moteur maison (ISAAC), le middle-ware utilisé, Phœnix 3D de 4X Technologies, n'était pas terminé lors du développement. Il a également fallu en cours de route intégrer le support d’une version Playstation 2, réputée alors unanimement comme un enfer de programmation (ce qui fera le succès d’un autre middle-ware nommé RenderWare 3).
Des difficultés qui mènent au point que l’utilisation des outils de 4X Technologies sont sommairement censurés dans les crédits de fin.
Les retards et reports s'accumulent jusqu’à une période de bourre l'été précédent la sortie en 2001 où il n'est plus que question des problèmes de caméras et jouabilité. Le focus group mis en place dès février 2001 semble d’ailleurs indiquer un jeu proche de la finalisation de son contenu. Reste à assurer sa jouabilité.
Sortie en catimini
Paradoxalement, 2001 aurait pu être un boulevard pour Evil Twin. Les plateformers 3D ont toujours le vent en poupe avant l'avalanche des FPS et très peu de jeux du genre sont en concurrence.
Mais comme l'analyse justement cet article de Kotaku le jeu vidéo va faire un bon technologique durant cette même période. En sortant finalement fin 2001, début 2002, le jeu se prend une double claque : en plus d'être livré inachevé il est dépassé techniquement. Joypad ne le loupe pas sur ce point dans son test. La même semaine sort également Jak & Dexter sur PS2. Deux mondes, deux générations de jeux.
Sur PC le piratage marque les ventes de logiciels et enfin la version Dreamcast n'est distribuée que l'année suivante, anonymement, après l’abandon de la console par SEGA puis des joueurs. [10]
Si la presse papier ou en ligne avait largement assuré la communication du jeu, au moment de la mise sur le marché Ubi Soft semblait avoir anticipé l'échec du jeu au vu de l’absence presque complète de marketing puis l'abandon de sa sortie aux USA. Dans les mois qui suivent le marché du jeu vidéo va brusquement évoluer : des dinosaures comme Kalisto, Cryo, Titus, Lankhor disparaissent. Infogrames évite la disparition en se faisant renommant Atari [11]. Ubi Soft va réussir le passage de cette période et de loin en industrialisant les processus de création et employant des studios étrangers moins coûteux [12] tout en améliorant ses focus group.
In Utero perd ses commandes comme de nombreux studios : Zorro 2 est annulé par un Cryo en faillite. Les ventes d'Evil Twin ne permettent pas de toucher des royalties prévues dès 300 000 unités. Mater Machina, la structure juridique est liquidée en février 2002 [13] bien que l'équipe planchait déjà sur un Evil Twin 2.
L'après In Utero
Une partie de l’équipe rejoint ensuite Ubi Soft, d’autres quittent le monde du jeu vidéo et certains se lancent dans des aventures indépendantes. Citons pour leur mémoire Bertrand et Guillaume Eluerd disparus respectivement en 2005 et 2015.
Sources
- Article Joystick N°114 « Projet Cyprien » — avril 2000 ↩︎
- Article de Libération « Cyprien, six ans de gestation » — 07/07/2001 ↩︎
- Article Gamers’ Republic N°27 — août 2001 ↩︎
- Article Overgame « Rencontre avec un artiste » — 12/07/2001 (archive pdf) ↩︎
- Cette citation de Frédéric Gaulbaire dans un article de Joystick daté de mai 2000 sur les Middeware est assez édifiante : « [le middleware est à la mode] parce qu'en ce moment, faute de réelle innovation, d'idées et de talent, ce qui est à la mode c'est de financer...le profit. Donc on monte des usines, que l'on vend avant même de les faire tourner, et on trouve des gens pour y croire, c'est la mode ! ». ↩︎
- Evil Twin a été le premier jeu audité durant 3 mois par le Games Lab d'Ubi Soft, une nouvelle structure visant à améliorer la développement des jeux à travers des méthodologies nouvelles d'analyse et critique. — Fanny Georges. Sémiotique de la Re-Présentation de Soi dans les dispositifs interactifs. ↩︎
- Dossier « Profession graphiste », Gen4 N°142 — Février 2001 ↩︎
- Preview Joystick N°129 — septembre 2001 & Interview Gamekult « Evil Twin : Cyprien superstar »— 10/07/2001 : « Oui, durant cette période In Utero a développé d'autres jeux (NDRC : Jekyll & Hyde notamment). Ce jeu a été réalisé par 13 personnes en 14 mois. Evil Twin a mobilisé 26 personnes pendant presque trois ans. Le développement de projets parallèles nous a permis d'éviter certaines erreurs pour Evil Twin » ↩︎
- Graphique reproduit depuis la page Every 3D Platformer Ever Made — Gameranx ↩︎
- « L’année 2001 n’a pas été une bonne année en France, en raison du prix encore élevé de la console PS2 de Sony (3000 francs en début d’année) et de l’essoufflement très net des sorties sur les « vieilles » consoles Playstation et Nintendo 64. L’année a été marquée par ailleurs par le retrait de Sega du marché des consoles, et donc par l’effondrement des ventes sur Dreamcast. Contrairement au Japon et aux Etats-Unis, le marché français n’a pas pu bénéficier des sorties des nouvelles consoles de Microsoft (mars 2002) et Nintendo (mai 2002). Le seul élément dynamique a été la sortie le 22 juin 2001 de la Gameboy Advance. Les ventes de PC ont, pour la première fois depuis longtemps, connu une pause et le marché des logiciels pour PC est victime de l’explosion des ventes de graveurs de CD et du développement d’Internet à haut débit, permettant une circulation parallèle des logiciels. » — Frédéric Le Diberdier, Etudesurlesjeuxvideo.pdf ↩︎
- https://www.gamekult.com/actualite/infogrames-change-de-nom-commercial-25008.html ↩︎
- « Les grandes entreprises ont été créées il y a plus de 15 ans ; or, pendant l’hiver 2001- 2002 il y a eu plus de dépôts de bilan que pendant les dix années précédentes cumulées. A terme, le succès même des éditeurs français dans leur internationalisation est sans doute la plus grande source de soucis pour les développeurs français : les éditeurs ont moins besoin d’eux, puisqu’ils disposent maintenant de studios dans le monde entier.» — Frédéric Le Diberdier, Etudesurlesjeuxvideo.pdf ↩︎
- In Utero : un studio français arrête les frais — Overgame (archive pdf) ↩︎